It was an English Lady bright… Les douces intonations de la voix mélodieuse, presque chuchotée, parviennent à la petite endormie. Instantanément, elle s’éveille, mais feint de dormir encore. Elle craint que l’enchantement ne s’évapore…
The sun shines fair on Carlisle wall… La voix la fait vibrer de l’intérieur. C’est pour elle qu’on chante. Pour elle, et grâce à elle. La mélopée est murmurée juste assez fort pour qu’elle puisse l’entendre.
And she would marry a Scottish knight,
For Love will still be lord of all. Elle n’y tient plus, et ouvre les yeux. Au-dessus d’elle est penché un visage doux et souriant, qui la regarde. Des lèvres douces et fines, des pommettes hautes, un petit nez froncé, une crinière de cheveux bruns…
« -Oh, bonjour, belle endormie. » Fait la si belle voix en passant ses longs doigts fins dans les cheveux de la fillette.
« -Bonjour, Maman. »
***
Alice avait cinq ans alors. Avant ce jour-là, rien. Pas un souvenir. Le vide. Après… C’était une autre histoire. Une longue période, indéterminée, de confiance, de chansons et d’amour. Sa mère. Une femme extraordinaire. Une intelligence si complète, un esprit d’artiste, emprisonnés dans un corps de femme au foyer. Elles passaient leurs journées ensemble, Maman lui apprenait à coudre. A coudre, pas à repriser les chaussettes, ou autres choses que Papa aurait été bien content qu’elle apprenne. Non, coudre pour créer. Elles s’enfermaient dans la chambre d’Alice, prenaient du coton et du tissu, et cousaient des poupées, de petits êtres inanimés auquels elles inventaient des aventures fantastiques. Ils faisaient rarement plus de cinq ou six centimètres de haut, ce qui rendait le travail beaucoup plus minutieux. Le plus difficile, c’était le visage. Les points étaient si délicats qu’il fallait s’y prendre avec une aiguille minuscule, et un fil si fin qu’il n’était visible qu’une fois cousu sur le visage de soie des poupées. Mais le résultat était si joli, bien loin de ces vulgaires poupées en chiffon que l’on fabrique à la chaîne en usines, que chacune avait droit à son nom propre, et mère et fille passaient des nuits à inventer les histoires de chaque princesse.
Un jour, elles s’essayèrent à quelque chose de nouveau : les fées. Comment cette idée était-elle arrivée dans l’esprit de la mère et de la fille, qui n’avaient jamais vu, lu ou même entendu parler de tels êtres ? Toujours est-il que, sans vraiment se concerter, elles commencèrent à ajouter au dos de chacune de leurs nouvelles créations deux tiges de métal doré recourbées, sur lesquelles elles cousaient une paire d’ailes aux couleurs chamarrées. Et bien vite, ces nouvelles venues devinrent leurs favorites dans l’univers qu’elles s’étaient créé.
Et elles étaient heureuses ainsi. Les jours s’écoulaient, les uns après les autres, avec une douceur sucrée. Les seuls moment où la paix n’était pas si complète, c’était pendant les repas. Attablée en compagnie de son mari et des ses trois fils, Maman semblait ne plus être la même personne. Un oiseau en cage, telle était l’expression qui la caractérisait le plus. Ses sourires sonnaient faux, et elle ne parlait pas, sinon des tâches ménagères qui, selon elle, occupaient la majeure partie de ses journées. Jamais elle n’évoqua leurs travaux de couture, et Alice respecta son silence, même si elle ne le comprenait pas vraiment. Le soir, après manger, Maman venait dans sa chambre, et redevenait celle qu’elle connaissait : l’inventrice de leur petit monde. Cette situation leur semblait pouvoir durer toujours. Elles se trompaient.
***
Blithely they saw the rising sun
When he shone fair on Carlisle wall;Cette fois, ce n’était plus Maman, qui chantait, mais Alice. Maman dormait souvent, ces temps-ci, et ne quittait plus le lit, au point que l’on avait du déménager leur atelier de couture dans la chambre parentale. Elle toussait souvent, aussi. mais elle était toujours elle-même, toujours si heureuse en compagnie de sa fille.
But they were sad ere day was gone,Maman laissa tomber son aiguille sur la couverture. Ses mains tremblaient. Alice se blottit contre elle. Comme elle était brûlante ! Elle eut une quinte de toux plus violente que les autres, qui sembla durer une éternité. Lorsqu’elle se calma enfin, une traînée rouge s’écoulait au coin de ses lèvres. Serrant dans ses bras la fillette effrayée, elle la rassura d’une voix faible :
« Ne t’en fais pas, ce n’est rien. Ce n’est rien, je te jure. Je ne te laisserai jamais. »
Elles chantèrent ensemble la fin du couplet, comme pour sceller leur promesse.
Tough Love was still the lord of all.***
Mais son état se détériora incroyablement vite. Quelques jours plus tard, une jeune femme se présenta à la maison comme l’infirmière qui devrait veiller sur Maman. Elle s’appelait Jenny, et interdit tout simplement à Alice l’accès de la chambre de sa mère. Elle avait besoin de repos, et rien de ce que purent dire la mère ou la fille ne changea quoi que ce soit.
Par volonté de ne pas attrister Maman, Alice refusa néanmoins de se laisser abattre. Si les journées lui paraissaient longues, elle les passait à coudre de nouvelles poupées, toutes plus éblouissantes les unes que les autres. Lorsqu’elle serait rétablie, Maman n’aurait plus qu’à leur donner un visage, et elles décideraient ensemble du nom qu’elles leur donneraient.
***
« Alice ? Viens par ici, ma puce. Mrs Blacksmith veut te voir. »
C’était Jenny qui avait parler. La fillette, si heureuse de revoir enfin sa mère, ne prit pas garde à la mine sombre qu’arborait l’infirmière. Elle se précipita au chevet de Maman. Pâle comme la mort, fiévreuse, elle délirait. Lorsqu’elle vit sa fille dans l’encadrement de la porte, son regard voilé de larmes sembla se faire plus tendre.
« Alice. »
Elle tendit une main tremblante vers son enfant, comme pour toucher son visage à distance. Celle-ci accourut et se recroquevilla contre le corps maladif de Maman. Elle sentait que quelque chose n’allait pas. Elle aurait voulu parler, mais elle en était incapable. Les mots se coinçaient dans sa gorge jusqu’à l’étouffer.
Her sire gave brooch and jewel fine, Leur chanson. C’était leur chanson, que Maman commençait à fredonner d’une voix faible, inspirant à chaque note avec un sifflement douloureux.
Where the sun shines fair on Carlisle wall;La voix d’Alice, elle entrecoupée par ses sanglots, se joignit à celle de Maman.
Her brother gave but a flask of wine,Maman se dégagea de son étreinte, et s’allongea sur le lit. Ses cheveux formaient une auréole désordonnée autour de son visage. Elle passa ses doigts dans les cheveux d’Alice, et celle-ci, pressentant que c’était la dernière fois, attrapa sa main et la serra contre son cœur.
For ire that Love was lord of all.Alice sentit alors la main de sa mère glisser des siennes. Avec la fin du couplet, c’était la respiration sifflante de Maman qui s’était tue. Elle avait le regard fixe, tourné vers elle. Un regard de mort.
Quelque chose se déchira dans son cœur.
***
A partir de cet instant, Alice dû abandonner son existence rosée de petite fille pour grandir. Et vite. Son père et ses trois frères, qui jusque là lui étaient presque inconnus et avec lesquels elle s’était contentée de maintenir des relations de bon voisinage, devinrent des membres à part entière de sa vie. Papa était un homme à la carrure massive, un homme de décision. Ce n'était pas pour rien, qu'il avait été élu Maire du village trois fois de suite. Il savait mener sa famille. Le lendemain de l'enterrement de Maman, il la réveilla à six heures du matin, et lui enjoignit d'aller préparer le petit-déjeuner. Malgré qu'elle ait vu plusieurs fois sa mère exécuter cette tâche, elle avait du mal à manier la lourde poele, et brûla tant de fois le repas que Papa finit par déclarer qu'il était temps d'arrêter le massacre, et qu'elle ferait la vaisselle et le ménage, tandis que ses frères s'occuperaient de cuisiner.
Ses frères, justement, virent d'un très mauvais oeil les tâches qu'on leur attribuait et, ne pouvant se rebeller contre leur père, ils s'en prirent à leur incapable de soeur. Triplés, ils avaient tous onze ans et s'étaient déjà bâtit une réputation de fauteurs de trouble dans leur collège. Tom, considéré comme l’aîné des trois avait un charme certain auprès des demoiselles, sans doute dû à son côté « mauvais garçon », et se targuait d’être un bourreau des cœurs. Oliver, lui, était plus teigneux et prenait plaisir à frapper le premier qui le regardait de travers. Et en général, même si celui-ci avait quelques années de plus que le triplé, il ne recommençait pas de sitôt. Enfin, Max, le plus jeune, était moins costaud que ses frères, mais plus haineux et calculateur. Mais dans tous les cas, quiconque s’en prenait à l’un des triplés Blacksmith avait droit à une attaque des trois garçons. C’était ce qu’ils appelaient leur « clan familial », et dont leur père, bien loin de leur reprocher de tels débordements de violence, approuvait.
Et Alice, dans tout ça ? eh bien, Alice était la cinquième roue du carrosse. Frêle, pâle, elle avait toujours un air maladif qui désespérait son père.
« Ca ne me suffit pas de devoir supporter une gamine sous mon toit, il faut aussi qu’elle soit faiblarde et incapable ! » Pestait-il à chaque erreur de sa part.
Oh, il n’était pas particulièrement dur avec elle. Disons seulement qu’il lui en demandait autant, par soucis d’équité, qu’à ses frères, qui avaient quand même six ans de plus qu’elle.
***
For she had lands both meadow and lea,
Where the sun shines fair on Carlisle wall,Alice fredonnait sa chanson, leur chanson, d’une voix douce, presque un murmure. Accroupie à côté de son lit, elle caressait , les dizaines de fées rangées dans le tiroir de sa table de chevet. Allongées, étendues les unes à côté des autres, elles n’étaient pas sans lui rappeler la dernière image qu’elle avait de Maman.
For he swore her death, ere he would see
A Scottish knight the….Elle fut soudain interrompue par la porte de sa chambre qui s’ouvrit avec fracas. Derrière, Max.
« J’ai entendu ce que tu chantais. » Dit-il avec un air de reproche. Sa voix était empreinte d’un tel mépris qu’Alice crut vaciller. Il s’avança vers elle, d’un pas impérieux, et, lorsqu’il arriva près d’elle, il ajouta d’une voix froide : « C’était toi qu’elle préférait, Maman. Nous, elle s’en fichait. Depuis que t’étais née, y en avait plus que pour toi. Même quand elle est morte, elle n’a rien dit à propos de nous ou de Papa. Rien. »
Mais Alice ne répondait pas. Elle se contentait de le regarder d’un air absent, sans même ciller. Sans même le craindre… C’en fut trop. Il explosa.
« Si tu crois que tu peux tout te permettre, face de rat ! » Hurla-t-il en lui envoyant son pied dans les côtes.
Il y eut un cri. Alice eut soudain l’impression de se briser en mille morceaux, que mille couteaux transperçaient sa poitrine.
« Et douillette, en plus… » Fit son frère, ignorant ses sanglots.
Cependant, il vit bientôt qu’elle ne se relevait pas, et une inquiétante tache rouge grossissait sur sa robe. Paniqué, il se précipita d’avertir toute la maisonnée, et son père appela les urgences. Quelques temps plus tard, Max et Mr Blacksmith étaient dans le bureau du Docteur McCowell qui, la mine grave, leur préparait visiblement une nouvelle peu agréable. Le père avait insisté pour que son fils l’accompagne car, même si Alice était une mioche faiblarde, c’était tout de même une Blacksmith. Et par principe, il était interdit de blesser les membres de sa propre famille.
« Alors, qu’est-ce qu’elle a ? » Demanda l’homme d’un ton agacé, avec un regard désapprobateur à Max.
« Eh bien… Votre fille a eu plusieurs côtes cassées. Par bonheur, elles n’ont fait que des dégâts externes, et aucun organe vital n’a été endommagé. Mais c’est un véritable hasard. Puis-je vous demander ce qui a causé un tel traumatisme ? » Visiblement, le médecin était sceptique, et semblait croire à de la maltraitance.
« C’était qu’un tout petit coup, hein… Elle m’a énervée, alors je l’ai un peu frappée. Pas ma faute si elle est fragile… » Marmonna Max.
« Je… vois. Ne t’en fais pas, petit, c’est pas ta faute, ce qui arrive à ta sœur. Bon, bien sûr, tu n’aurais pas dû la frapper, mais tu ne pouvais pas savoir… Enfin, bref. Il semblerait que votre fille, Monsieur, soit victime d’Ostéogenèse Imparfaite, une maladie génétique plus communément appelée : maladie des os de verre. Je vous conseille fortement d’éviter toute activité physique à votre enfant. Elle semble n’avoir qu’un niveau de la maladie peu avancé, mais le moindre choc risque néanmoins de lui occasionner des fractures. »
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